La société du risque, selon Ulrich Beck 1

Serons-nous capables de choisir les éléments de la technologie qui améliorent la qualité de vie et d’éviter ceux qui la détériorent ? - David Baltimore

Nous sommes tous devenus solidaires par les liens aussi imprévus qu'innombrables que tracent autour d'eux les objets industriels et les innovations technologiques que l'on pensait, jusque-là, maîtrisables et limités. – Bruno Latour

Bonjour à tous !

Cette série d’articles constitue une chronique de La société du risque, écrit par Ulrich Beck en 1986, et sous-titré « Sur la voie d’une autre modernité ». Très commenté et souvent considéré comme un grand classique d’analyse et de sociologie des risques, ce livre souligne que la production de richesses est systématiquement associée à l’apparition de risques. Il s’agit de risques créés par la société elle-même – et non plus par des évènements extérieurs, comme des catastrophes naturelles -, de risques qui menacent la société dans son ensemble – et non plus seulement un nombre limité d’individus -, de risques dont la gestion est devenue une des principales activités de la société – et non plus seulement de ponctuels effets secondaires.

Ulrich Beck considère une définition du risque assez large : sa pensée a donc pu nourrir les réflexions d’acteurs de référence en santé environnementale [1-10]. En particulier, il me semble que la pensée d’Ulrich Beck peut se décliner à la thématique de ce blog, le lien entre santé des enfants et environnement. Pour nourrir les réflexions, je vous propose donc de mettre en regard certains passages du livre avec certaines informations et pratiques de santé environnementale pour parents, présentés sur ce blog. Quand cela est pertinent, des liens vers des articles et d’autres références permettront un second niveau d’approfondissement.

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Des risques invisibles

Les risques générés au stade le plus avancé du développement des forces productives – je pense en premier lieu à la radioactivité qui se dérobe totalement à la perception humaine immédiate, mais aussi aux substances polluantes et toxiques présentes dans l’air, l’eau et les produits alimentaires, et aux effets à court et à long terme de ces substances sur les plantes, les animaux et les hommes – se distinguent fondamentalement des richesses. Ils provoquent systématiquement des dommages, souvent irréversibles, restent la plupart du temps invisibles, requièrent des interprétations causales, se situent donc seulement et exclusivement dans le domaine de la connaissance.

C’est une des grandes difficultés associées au domaine de la santé environnementale : le caractère souvent indétectables des risques par nos sens, notre incapacité à en avoir une perception immédiate : les particules fines ne peuvent pas se voir dans l’air ambiant, les dioxines dans les œufs et le mercure dans le poisson n’ont pas de goût, le radon à la cave n’a pas d’odeur, les émissions d’aldéhydes issues des revêtements ne font pas de bruit dans l’intérieur des maisons, certains perturbateurs endocriniens ne modifient pas les sensations tactiles associées à un cosmétique, etc.

Comme Sandra Steingraber [11], on peut même pousser le raisonnement encore plus loin, et faire un parallèle avec le changement climatique. Aujourd’hui, il n’est plus vraiment possible de distinguer, parmi les évènements climatiques extrêmes, ceux liés à la variabilité naturelle de ceux liés au changement climatique. De même, si un enfant présente des manifestations comportementales singulières, ou des capacités d’apprentissage différentes de la moyenne, ou encore un système immunitaire moins performant que la plupart de ses camarades, il n’est plus vraiment possible de savoir s’il s’agit d’une variation « normale » des processus corporels de développement, ou bien l’influence d’expositions cumulées à des polluants environnementaux pendant des fenêtres de vulnérabilité.

Le raisonnement peut même se poursuivre un cran plus loin : certains effets peuvent être invisibles pour la personne exposée, pendant toute sa vie, et néanmoins toucher sa descendance. C’est le cas par exemple de femmes enceintes exposées au DDT [12].

Ainsi, selon Rémy Slama, les « sciences du champ de la santé environnementale […] sont des sciences des catastrophes invisibles. Si elles sont à première vue moins bruyantes et si la survenue de leurs effets s’étale sur de plus longues périodes, […] nombre de ces catastrophes invisibles ont malheureusement des conséquences sanitaires d’une ampleur bien plus vaste que les catastrophes visibles — par exemple une explosion industrielle » [13].

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Effets des mélanges de polluants (« effets cocktails »)

Ce qui peut-être n’est « pas inquiétant » pour un produit particulier peut se révéler extrêmement dangereux dans le « pot commun du destinataire ultime » qu’est devenu l’homme au stade avancé de l’économie de marché totale. […] Que la consommation de plusieurs médicaments soit susceptible d’annuler ou de potentialiser les effets de chacun des médicaments consommés, c’est une chose connue. Or on sait que l’être humain ne vit pas (encore) de la seule consommation de nombreux médicaments. Il inhale également des produits polluants présents dans l’air, boit ceux qui sont présents dans l’eau, mange ceux qui sont présents dans les légumes, etc. En d’autres termes : toutes ces substances aux effets polluants négligeables s’additionnent.

La question des effets des mélanges, déjà popularisée par Rachel Carson au début des années 1960 [14], est toujours d’actualité, d’autant plus que le nombre de substances présentes sur le marché est bien plus élevé qu’à l’époque où Ulrich Beck écrit ces lignes. Les autorisations réglementaires ne considèrent toujours les substances que de manière individuelle, de même que les étiquetages sur les émissions des produits de consommation courante [15-17]. Les données de biosurveillance disponibles suggèrent que de nombreux enfants ont plusieurs centaines de substances dans leur corps ; les risques associés sont très peu connus.

Dans certains cas, la situation est encore pire que celle décrite par Ulrich Beck : la toxicité des substances peut entrer en synergie [18], produisant des « effets cocktails » plus préoccupants qu’une simple addition d’effets.

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Expositions incontrôlées et effets imprévisibles

Quant à savoir dans quel rayon l’on doit étendre l’exploration des conséquences, la question reste ouverte. On a récemment constaté la présence d’un surtaux de DDT jusque dans la chair des pingouins de l’Antarctique. Ces exemples permettent d’établir deux types de conclusions : d’une part, les risques liés à la modernisation interviennent à la fois de façon géographiquement déterminée et de façon non spécifiquement universelle. D’autre part ces risques empruntent des voies indéterminables, imprévisibles.

En d’autres termes, la complexité de la nature nous dépasse ; les émetteurs de substances et ceux qui les autorisent ont surestimé et, à mon sens, surestiment encore leurs capacité de maitriser les expositions. Lorsque des substances actives sont fabriqués pour une fonction particulière, leur relargage dans l’environnement donne lieu à des transformations et à des impacts qui sont souvent imparfaitement compris et imaginés. Par exemple, avant d’observer dans des rivières ou des lacs pollués des micropénis chez des alligators ou des changements de sexe chez des truites ou des amphibiens [21], les perturbations du système hormonal étaient peu connues et non-réglementées [19]. Par ailleurs, en visant à améliorer certains aspects (ex : couche d’ozone), la production de certaines substances a aggravé d’autres aspects (ex : effets de serre). Et pour les nouvelles substances produites, environ un millier par an [1], comment être sûr qu’elles ne seront pas considérées comme très dangereuses pour de futurs aspects, encore inconnus aujourd’hui ? Selon Theo Colborn, « les risques que nous encourons proviennent de ce fossé entre nos prouesses technologiques et notre compréhension imparfaite des fondements de la vie et des grands systèmes vitaux. Nous concevons des technologies nouvelles à une vitesse étourdissante et nous les répandons dans le monde à une échelle sans précédent, avant même de commencer à étudier leur impact possible sur nous-mêmes et sur les grands équilibres naturels de la planète. Nous fonçons tête baissée, sans reconnaître l’étendue de notre ignorance. » [19] Dans une logique assez proche, des scientifiques de référence en France (Francelyne Marano – Denis Zmirou-Navier – Robert Barouki) précisent que les perturbateurs endocriniens « semblent être les annonciateurs de nouvelles classes de toxiques qui agissent en perturbant de manière subtile une voie physiologique ou une autre. Nous verrons sans doute apparaître ainsi les perturbateurs des fonctions neurologiques et du développement neurocomportemental, ceux de l’immunité, du métabolisme, etc. » [20]

 

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La suite de cette chronique se trouve ici : La société du risque, selon Ulrich Beck 2

Les autres chroniques disponibles se trouvent ici : Chroniques du blog Santé des enfants et environnement.

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Références

1. Dab W. Santé et environnement. Que sais-je ? n°3771. 5e édition. Presses Universitaires de France 2020.

2. Gaille M. Pathologies environnementales-Identifier, comprendre, agir. CNRS Editions 2018.

3. Chateauraynaud F, Debaz J, Charriau J, et al. Une pragmatique des alertes et des controverses en appui à l’évaluation publique des risques. Observatoire socio-informatique en santé environnementale 2014. https://www.anses.fr/fr/system/files/GSPR_CRD_2011-08.pdf

4. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Evaluation des risques sanitaires et environnementaux par les agences : trouver le chemin de la confiance. 2019. http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-477-notice.html

5. Dupuy J-P. Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain. Editions du Seuil 2002.

6. Noiville C. Du bon gouvernement des risques. Presses Universitaires de France (PUF) 2015.

7. Cicolella A. A quels risques sanitaires est-on exposé dans notre vie quotidienne ? – Emission De Cause à effets, le magazine de l’environnement – France culture. 2016.

8. Parance B. Santé et environnement – Expertise et régulation des risques. CNRS Editions 2017.

9. Boudia S, Jas N. Gouverner un monde toxique. Quae 2019.

10. Latour B. La société du risque par Bruno Latour. Journal l’Humanité 2000.

11. Steingraber S. Raising Elijah: Protecting our children in an age of environmental crisis. Da Capo Press 2011.

12. Cohn BA, La Merrill M, Krigbaum NY, et al. DDT Exposure in Utero and Breast Cancer. The Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism 2015 ; 100 : 2865-2872. 10.1210/jc.2015-1841

13. Slama R. Le mal du dehors – L’influence de l’environnement sur la santé. Éditions Quæ 2017.

14. Carson R. Printemps silencieux. Wildproject Editions 2014 (Silent Spring : 1962).

15. Ministère en charge de l’environnement, Ministère en charge de la santé. Plan d’actions sur la Qualité de l’Air Intérieur (PQAI). 2013. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Qualite_de_l_air_interieur_octobre_2013.pdf

16. Toutut-Picard E, Josso S. Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur l’évaluation des politiques publiques de santé environnementale – Tomes 1 et 2. Assemblée Nationale 2020. https://www2.assemblee-nationale.fr/15/autres-commissions/commissions-d-enquete/commission-d-enquete-sur-l-evaluation-des-politiques-publiques-de-sante-environnementale/(block)/RapEnquete/(instance_leg)/15/(init)/0-15

17. Joint Research Center – Institute for Health and Consumer Protection. EUROPEAN COLLABORATIVE ACTION URBAN AIR, INDOOR ENVIRONMENT AND HUMAN EXPOSURE Harmonisation framework for health based evaluation of indoor emissions from construction products in the European Union using the EU-LCI concept. 2015. https://publications.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d3d78842-bc95-4984-a2fe-2317731324bd

18. Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Effets des mélanges de pesticides. 2013. http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/4820/?sequence=91

19. Colborn T, Dumanoski D, Myers JP. L’homme en voie de disparition. Terre Vivante 1997.

20. Zmirou-Navier D, Barouki R, Marano F. Toxique ? – Santé et environnement : de l’alerte à la décision. Buchet-Chastel 2015.

21. Barouki R. Toxicité des perturbateurs endocriniens : implications pour la santé publique et la société. 2019. Rencontres scientifiques ANR (Agence nationale de la recherche) – Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). https://www.anses.fr/fr/content/perturbateurs-endocriniens-rencontres-scientifiques-sur-les-travaux-et-perspectives-de-0

Photos par SWIFTY DE LA FRONTERA et JulieFaith

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