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La société du risque, selon Ulrich Beck 4

Trois signaux d’alerte inquiètent : une épidémie d’épidémies, une multiplication des facteurs de risque, des évolutions environnementales rapides au niveau global. - William Dab

Les effets sur la santé surviennent souvent à long terme, il y a un décalage entre l’exposition au risque et le déclenchement d’une pathologie. - troisième Plan national santé environnement (PNSE3)

Bonjour à tous !

Cette série d’articles constitue une chronique de La société du risque, écrit par Ulrich Beck en 1986, et sous-titré « Sur la voie d’une autre modernité ». Très commenté et souvent considéré comme un grand classique d’analyse et de sociologie des risques, ce livre souligne que la production de richesses est systématiquement associée à l’apparition de risques. Il s’agit de risques créés par la société elle-même – et non plus par des évènements extérieurs, comme des catastrophes naturelles -, de risques qui menacent la société dans son ensemble – et non plus seulement un nombre limité d’individus -, de risques dont la gestion est devenue une des principales activités de la société – et non plus seulement de ponctuels effets secondaires.

Ulrich Beck considère une définition du risque assez large : sa pensée a donc pu nourrir les réflexions d’acteurs de référence en santé environnementale [1-10]. En particulier, il me semble que la pensée d’Ulrich Beck peut se décliner à la thématique de ce blog, le lien entre santé des enfants et environnement. Pour nourrir les réflexions, je vous propose donc de mettre en regard certains passages du livre avec certaines informations et pratiques de santé environnementale pour parents, présentées sur ce blog. Quand cela est pertinent, des liens vers des articles et d’autres références permettront un second niveau d’approfondissement.

Le premier article de la série se trouve ici : La société du risque, selon Ulrich Beck 1

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Des risques gênants à réglementer

La priorité va systématiquement à l’essor économique et à la croissance. On brandit la menace de la perte d’emplois pour justifier l’élévation des taux limites d’émissions toxiques et assouplir les mesures de contrôle, ou pour repousser le moment où l’on détectera la présence de résidus toxiques dans l’alimentation. On renonce à recenser des familles entières de substances toxiques par crainte des conséquences économiques ; ces substances sont donc juridiquement inexistantes, et peuvent alors être utilisées librement.

J’aurais bien aimé qu’Ulrich Beck détaille son argumentation plus avant, pour avoir une meilleure idée de sa robustesse et pour connaitre les exemples qu’il juge emblématiques au milieu des années 1980. Ce type de tendance peut être observée aujourd’hui, notamment, dans la loi d’accélération et de simplification de l’action publique et de simplification en matière d’environnement (ASAP) [11, 12] et dans le contenu du quatrième Plan national santé environnement (PNSE4), où figurent très peu de mesures contraignantes pour les entreprises [13]. Sans porter de jugement sur la pertinence et la justification de cet arbitrage multicritère, qui pourrait quand même être un peu moins simple que ne le laisse entendre le passage ci-dessus, il semble assez évident que la charge de la gestion des risques se déplacent fortement vers le niveau individuel (« Mon environnement, ma santé ») [14-17]. Certains auteurs critiquent cette tendance ; par exemple, André Cicolella souligne que « chacun agit dans un environnement donné, dont il ne maîtrise que partiellement les tenants et les aboutissants, et cette faculté dépend largement de son statut social et de son niveau d’éducation. Il serait absurde d’opposer responsabilité individuelle et responsabilité collective, mais mettre l’accent en priorité sur la responsabilité individuelle revient à dégager les États de leur mission régalienne en matière de santé publique, ainsi que les entreprises de leur responsabilité sociale. » [27]

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La fabrique du doute sur les risques

Dans le même temps, on perfectionne les instruments de définition de la lutte contre les risques, et on aiguise les haches dans cette optique : ceux qui attirent l’attention sur les risques sont traités de rabat-joie et on les accuse de produire eux-mêmes des risques. On considère qu’ils font des risques une description non « avérée ». On leur reproche d’ « exagérer démesurément» les effets qu’ont sur l’homme et l’environnement ces risques sur lesquels ils attirent l’attention. On dit qu’il faudra faire davantage de recherches avant de savoir ce qu’il en est, et avant de pouvoir adopter les mesures adaptées.

C’est typiquement pour répondre à cette logique, qui s’appuie parfois sur de fausses controverses alimentées par quelques études financées par l’industrie [18-20], et parce que l’obtention d’un fort niveau de preuve (des données robustes sur l’homme, des résultats robustes en laboratoire, l’identification de mécanismes de toxicité, etc.) demande du temps et peut donc être associée à des morts et des pathologies évitables, le principe de précaution a été introduit dans plusieurs conventions internationales (dont le sommet de Rio en 1992) et législations (dont la Charte de l’environnement en France (de valeur constitutionnelle) et le traité de fonctionnement de l’Union européenne).

La première phrase de cet extrait fait écho aux critiques classiques sur les faibles doses d’exposition, notamment issues de lobbys industriels. Faible par rapport à quoi ? Comme l’indique Rémy Slama, « des « concentrations faibles », dans l’absolu, ça ne veut pas dire grand-chose. Souvent cela veut dire inférieur aux seuils d’innocuité, qui ont généralement tendance à baisser au cours du temps (typiquement pour les métaux). » [21]. Parfois cela veut dire tout autre chose ; par exemple, selon certains auteurs, il s’agit de doses « difficilement décelables » par les outils disponibles, notamment ceux de l’épidémiologie [22]. Dans tous les cas, une « faible dose » pourra être mise en regard de :

  • l’ampleur de la population exposée : de faibles excès de risque individuels peuvent correspondre à un fort impact sanitaire (risque collectif ; nombre de décès ou de pathologies) si de nombreuses personnes sont exposées. C’est notamment le cas pour certains polluants de l’air extérieur ou intérieur [25, 26] ;
  • aux effets des perturbateurs endocriniens, dont les courbes « doses-réponses non-monotones » peuvent, de manière contre-intuitive, conduire à une augmentation des effets sanitaires en diminuant la dose d’exposition. En fait, ce phénomène n’est pas si surprenant, puisque le système hormonal fonctionne à des concentrations extrêmement faibles, comme des taux de un pour un milliard [23] ;
  • la répétition de l’exposition à faible dose ;
  • le niveau de persistance dans le corps pour les substances considérées (cf. données de biosurveillance) ;
  • la période d’exposition (cf. « fenêtres de vulnérabilité ») ;
  • la possibilité de synergies de toxicité (« Effets Cocktail ») avec les autres expositions concomitantes.

Les détections fines de ces « haches aiguisées » sont des bonnes nouvelles pour notre connaissance des risques, car elles permettent de hiérarchiser les expositions et de mettre en évidence de nouvelles relations doses-effets, conduisant à une meilleure quantification des risques les plus préoccupants.

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Ne pas normaliser les risques inacceptables

On affirme qu’en fin de compte, le risque est inhérent au progrès comme la lame de proue à la navigation en mer. Il ne s’agit pas d’une invention de la modernité. On l’accepte dans bien des domaines de la vie sociale. Les morts de la circulation par exemple. Chaque année, l’équivalent d’une ville de taille moyenne de la République fédérale disparaît pour ainsi dire sans laisser de traces. On a même fini par s’y habituer. Il reste encore beaucoup de place pour les accidents toxiques […] Cependant, ce n’est pas parce que cette interprétation est majoritaire qu’elle peut nous abuser. Si elle s’impose, c’est là une victoire à la Pyrrhus.

« Ce qui m’inquiète, c’est la pensée que l’homme est capable de s’habituer aux pires conditions de vie. Il pourra trouver parfaitement normal d’ici un siècle, de vivre prostré dans quelque bunker, avec des masques, de l’air artificiel. Il ne saura même plus alors que l’on vivait autrement. » disait Paul Émile Victor.

Lorsque j’étais enfant, alors que mon père était en train de me raconter qu’il se baignait dans la rivière près de chez lui quand il était jeune, je lui ai demandé avec enthousiasme : « est-ce qu’on peut y aller ensemble et se baigner ? » Quand il m’a répondu que ce n’était plus vraiment possible, qu’on y rejetait trop de pollutions maintenant, que plus personne ne s’y baignait aujourd’hui, je me rappelle très bien avoir ressenti à quel point la situation était étrange, bizarre, anormale (« non ? »). Pas moyen non plus de me baigner dans la Marne à côté de chez moi. « Mais comment ça se fait que tout le monde n’est pas dans la rue pour corriger un truc aussi inacceptable ??? » Un autre aspect qui m’a surpris, c’est que je n’ai jamais entendu quelqu’un autour de moi exprimer qu’il trouvait cette situation anormale, alors qu’elle est très commune. Aujourd’hui, en France, du point de la réglementation actuelle, moins de la moitié des masses d’eau de surface sont en bon état écologique ; plus d’un tiers de ces masses d’eau n’est pas en bon état chimique [24].

Dans la même optique, France Nature Environnement a réalisé en 2016 la campagne « Vivre dans un monde vivable », dont j’ai trouvé les slogans successifs bien parlants : Pouvoir mordre dans une pomme sans réfléchir. Pouvoir se baigner dans une rivière. Avoir du beau temps, et pas le pic de pollution qui va avec. Pouvoir faire ses courses sans lire la composition du moindre truc que l’on achète. Pouvoir se dire qu’un paysage était là avant nous et qu’il sera encore là après. Utiliser une crème hydratante pendant des années sans découvrir plus tard que l’on aurait pas dû. Courir en ville sans penser à ce que l’on respire.

La suite de cette chronique se trouve ici : La société du risque, selon Ulrich Beck 5

Les autres chroniques disponibles se trouvent ici : Chroniques du blog Santé des enfants et environnement

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Références

1. Dab W. Santé et environnement. Que sais-je ? n°3771. 5e édition. Presses Universitaires de France 2020.

2. Gaille M. Pathologies environnementales-Identifier, comprendre, agir. CNRS Editions 2018.

3. Chateauraynaud F, Debaz J, Charriau J, et al. Une pragmatique des alertes et des controverses en appui à l’évaluation publique des risques. Observatoire socio-informatique en santé environnementale 2014. https://www.anses.fr/fr/system/files/GSPR_CRD_2011-08.pdf

4. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Evaluation des risques sanitaires et environnementaux par les agences : trouver le chemin de la confiance. 2019. http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-477-notice.html

5. Dupuy J-P. Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain. éd. du Seuil 2002.

6. Noiville C. Du bon gouvernement des risques. Presses Universitaires de France (PUF) 2015.

7. Cicolella A. A quels risques sanitaires est-on exposé dans notre vie quotidienne ? – Emission De Cause à effets, le magazine de l’environnement – France culture. 2016.

8. Parance B. Santé et environnement – Expertise et régulation des risques. CNRS Editions 2017.

9. Boudia S, Jas N. Gouverner un monde toxique. Editions Quae 2019.

10. Latour B. La société du risque par Bruno Latour. Journal l’Humanité 2000.

11. Autorité Environnementale (AE). Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le projet de décret portant diverses dispositions d’application de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique et de simplification en matière d’environnement. Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) 2021. http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/210224_decret_asap_delibere_cle2cb1b9.pdf

12. Jouanno C. Avis de la Commission nationale du débat public sur le projet de décret portant diverses dispositions d’application de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique et de simplification en matière environnementale du 7 décembre 2020. . Commission nationale du débat public (CNDP) 2021. https://www.debatpublic.fr/sites/cndp.portail/files/documents/avis_2021_decret_asap.pdf

13. Ministères en charge de l’environnement et de la santé. Quatrième Plan National Santé Environnement (PNSE4). 2020. https://solidarites-sante.gouv.fr/sante-et-environnement/les-plans-nationaux-sante-environnement/article/plan-national-sante-environnement-4-pnse-4-mon-environnement-ma-sante-2020-2024

14. Toutut-Picard E, Josso S. Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur l’évaluation des politiques publiques de santé environnementale – Tomes 1 et 2. Assemblée Nationale 2020. https://www2.assemblee-nationale.fr/15/autres-commissions/commissions-d-enquete/commission-d-enquete-sur-l-evaluation-des-politiques-publiques-de-sante-environnementale/(block)/RapEnquete/(instance_leg)/15/(init)/0-15

15. Pipien G, Vindimian É. Évaluation du troisième plan national Santé-Environnement – Rapport n° 011997-01. Ministère en charge de l’environnement – Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) 2018. https://cgedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/documents/Affaires-0010730/011997-01_rapport-publie.pdf

16. Buguet-Degletagne B. Evaluation du troisième plan national santé environnement et préparation de l’élaboration du plan suivant – rapport N°2017-176R. Inspection générale des affaires sociales (IGAS) 2018. http://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2017-176R_.pdf

17. Gnansia E. Santé-environnement: avec le PNSE4, l’Etat «repart encore de zéro». Journal de l’environnement 2020. https://www.journaldelenvironnement.net/article/sante-environnement-avec-le-pnse4-l-etat-repart-encore-de-zero,111678

18. Horel S. Intoxication. La Découverte 2015.

19. Foucart S. La Fabrique du mensonge. Gallimard 2014.

20. Oreskes N, Conway EM. Defeating the merchants of doubt. Nature 2010 ; 465 : 686-687.

21. Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP). Plomb dans l’environnement extérieur. Recommandations pour la maîtrise du risque. 2021. https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/Telecharger?NomFichier=hcspr20210128_plodanlenvextrecpoulamatduris.pdf

22. Hubert P. Effet des faibles doses: preuves et inférences. Environnement, Risques & Santé 2010 ; 9 : 295-302.

23. Demeneix B, Slama R. Endocrine Disruptors: From Scientific Evidence to Human Health Protection. 2019. https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document.html?reference=IPOL_STU(2019)608866

24. Blard-Zakar A, Michon J. Rapportage 2016 des données au titre de la DCE – novembre 2018. EauFrance – Agence française pour la biodiversité (AFB) 2018. https://www.eaufrance.fr/publications/rapportage-2016-des-donnees-au-titre-de-la-dce

25. Kopp P, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), Observatoire de la qualité de l’air intérieur (OQAI), et al. Étude exploratoire du coût socio-économique des polluants de l’air intérieur. 2014. https://www.anses.fr/fr/system/files/AUT-Ra-CoutAirInterieurSHS2014.pdf

26. Boulanger G, Bayeux T, Mandin C, et al. Socio-economic costs of indoor air pollution: A tentative estimation for some pollutants of health interest in France. Environ Int 2017 ; 104 : 14-24. 10.1016/j.envint.2017.03.025

27. Cicolella A. Toxique Planète. Le Seuil 2013.

Photos par Voluntary Amputation et Steve Rotman

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