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Bonne lecture 🙂
Bonjour à tous !
Cette série d’articles constitue une chronique de La société du risque, écrit par Ulrich Beck en 1986, et sous-titré « Sur la voie d’une autre modernité ». Très commenté et souvent considéré comme un grand classique d’analyse et de sociologie des risques, ce livre souligne que la production de richesses est systématiquement associée à l’apparition de risques. Il s’agit de risques créés par la société elle-même – et non plus par des évènements extérieurs, comme des catastrophes naturelles -, de risques qui menacent la société dans son ensemble – et non plus seulement un nombre limité d’individus -, de risques dont la gestion est devenue une des principales activités de la société – et non plus seulement de ponctuels effets secondaires.
Ulrich Beck considère une définition du risque assez large : sa pensée a donc pu nourrir les réflexions d’acteurs de référence en santé environnementale [1-10]. En particulier, il me semble que la pensée d’Ulrich Beck peut se décliner à la thématique de ce blog, le lien entre santé des enfants et environnement. Pour nourrir les réflexions, je vous propose donc de mettre en regard certains passages du livre avec certaines informations et pratiques de santé environnementale pour parents, présentées sur ce blog. Quand cela est pertinent, des liens vers des articles et d’autres références permettront un second niveau d’approfondissement.
Le premier article de la série se trouve ici : La société du risque, selon Ulrich Beck 1
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Limites des taux limites
Chaque fois que l’on détermine un taux limite, on commet au moins deux erreurs logiques. Tout d’abord, c’est abusivement que l’on déduit les réactions humaines du résultat d’un test pratiqué sur des animaux. Prenons l’exemple du polluant Seveso TCDD […] On a observé un effet cancérigène du TCDD sur deux espèces animales à qui l’on a administré la substance. Se pose désormais une question de méthode qui est la question clé de la cuisine civilisationnelle des poisons : comment l’homme réagit-il à ces substances ? Les petits animaux réagissent déjà de façon très différenciée : les cochons d’Inde, par exemple, réagissent dix à vingt fois plus fort que les souris et sont trois mille à cinq mille fois plus sensibles que les hamsters. On n’a pas encore les résultats des tests pratiqués sur les lions. Quant aux éléphants, on commence déjà à étudier leurs réactions … Il y a là un mystère que seuls maîtrisent ceux qui jonglent avec les taux limites : comment peut-on passer de l’observation de ce type de résultats à des assertions sur le degré de tolérance de l’homme à ce polluant. Cela supposerait déjà que l’on puisse parler de « l’Homme » comme d’une réalité unique. Que l’on puisse mettre dans le même sac les nouveau-nés, les enfants, les retraités, les épileptiques, les commerçants, les femmes enceintes, les gens domiciliés près ou loin des usines, les paysans des alpages et les Berlinois.
Ce passage est effectué en appliquant des facteurs de sécurité, assez génériques et dont la « cuisine » est discutable. Ces facteurs ne semblent pas suffisant pour assurer l’absence de situation préoccupante, en particulier pour ce qui concerne l’action des perturbateurs endocriniens pendant les « fenêtres de vulnérabilité » et les potentiels « effets cocktails » [11, 12]. Face aux approximations des réglementations portant sur les risques, qui s’appuient notamment sur la notion de taux limite évoquée par Ulrich Beck, certaines réglementations portent sur les dangers, c’est-à-dire la capacité à générer un risque. C’est le cas par exemple de la célèbre Directive européenne sur les pesticides de 2009, ou de l’interdiction des substances CMR 1 et 2 (pour cancérogène, mutagène, ou reprotoxique ; avérées, supposées ou suspectées). En d’autres termes, pour des types de dangers jugés particulièrement préoccupants (cancérogénicité, perturbation endocrinienne, etc.), certaines réglementations ne tolèrent aucune exposition, donc aucun risque. Le choix entre logique de risque et une logique de danger fait l’objet de débats réguliers [13-15], car le niveau de contraintes est très différent pour les industriels.
Le passage de l’animal de laboratoire à l’Homme est une difficulté qui est toujours d’actualité [16, 17] ; d’une manière générale, l’utilisation d’une espèce ne permet pas de prédire avec certitude la façon dont une autre espèce réagira. Les tests réglementaires constituent une barrière de sécurité qui n’est pas infaillible : ils ne peuvent être qu’un premier filtre, qui doit être aussi fin que possible. Une façon d’augmenter son efficacité est de comprendre les mécanismes d’interaction du polluant avec les organismes des deux espèces, pour estimer la plausibilité d’une sensibilité similaire [17, 18].
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Eviter les crises sanitaires
Dans la société du risque, le passé perd sa fonction déterminante pour le présent. C’est l’avenir qui vient s’y substituer, et c’est alors quelque chose d’inexistant, de construit, de fictif, qui devient la « cause » de l’expérience et de l’action présentes. Aujourd’hui, nous devenons actifs pour éviter, atténuer, prévenir les problèmes ou les crises de demain ou d’après-demain.
Cette inversion de temporalité est également soulignée par d’autres auteurs de référence, tels que Hans Jonas ou Jean-Pierre Dupuy [5, 19, 20] : elle est une conséquence de notre capacité à produire des dommages catastrophiques. Si cette pensée s’est développée à partir des domaines du nucléaire et des accidents industriels, elle me parait bien s’appliquer au cas de la santé environnementale pour enfants, que les conséquences soient aussi spectaculaires que des malformations génitales (Ex : Thalidomide, Minamata…) ou aussi invisibles que des pertes de quotient intellectuel [21-23]. L’action dans le présent est moins motivée par l’apprentissage d’erreurs passées que par la volonté d’éviter un futur inacceptable, de continuellement contribuer à sa non-existence.
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Reconnaissance des risques et action
Cette tendance à la globalisation débouche sur des situations d’exposition au risque qui, parce qu’elles sont générales, perdent également leur spécificité. Là où tout devient menace, il n’y a pour ainsi dire plus rien de dangereux. Lorsqu’il devient impossible d’y échapper, on préfère ne plus y penser du tout.
Il me semble qu’y a ici un vrai écueil, notamment du point de vue éthique, et dont il faut se méfier. L’alerte permanente est assez invivable, et dans ce contexte il est tentant de regarder ailleurs, en espérant que tout va bien se passer [24]. Pourtant ça ne marche pas ; en pratique, les problèmes ne disparaissent pas par magie, bien entendu. Et Ulrich Beck souligne : « les risques dont on nie l’existence prospèrent particulièrement vite et bien. » Résoudre et gérer des problèmes à enjeux éthiques et sanitaires, en routine, me parait faire partie du rôle de parents, et ce qui n’implique en rien de l’y réduire.
Autour de moi, j’observe que la « double pensée, type 1984 » n’est pas vraiment une option pour les parents : dès qu’on sait, on ne peut plus ne pas savoir, et le savoir apporte avec lui l’obligation d’agir. Ne pas avoir de solution parfaite à tous les problèmes ne nous donne pas le droit de baisser les bras, surtout quand il y a beaucoup à faire à notre niveau. Si l’« exposition 0 » n’est pas atteignable, une exposition divisée par 100 ou 1000 (ou bien plus encore) reste incomparablement préférable et peut faire toute la différence, surtout pour les enfants.
Si vous ressentez de la peur et de la tristesse face aux informations sur les impacts sanitaires des polluants environnementaux, c’est juste normal, et moi aussi… Comme en plaisante la toxicologue Laurence Huc, « je dormais mieux quand j’étais ignorante ». Dans votre voyage en santé environnementale, vous rencontrerez des informations difficiles à lire ; je vous invite donc à vous méfier de plusieurs écueils que j’observe autour de moi : le déni, la normalisation de l’inacceptable et le sentiment d’impuissance.
Même si la santé environnementale apporte son lot de mauvaises nouvelles (et de très bonnes aussi, gardons-le en tête), ne laissons pas la colère et la peur nous conduire au découragement. A l’inverse, l’énergie fournie par nos émotions peut être utilisée pour nourrir des actions qui font sens [25, 26], et il y a beaucoup de choses à faire. L’objectif de ce blog est de vous accompagner et de vous soutenir dans vos actions à votre niveau de parents, en vous fournissant des analyses et des suggestions de bonnes pratiques. Si vous êtes nouveau ici, voici par où commencer.
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La suite de cette chronique se trouve ici : La société du risque, selon Ulrich Beck 4
Les autres chroniques disponibles se trouvent ici : Chroniques du blog Santé des enfants et environnement
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Références
1. Dab W. Santé et environnement. Que sais-je ? n°3771. 5e édition. Presses Universitaires de France 2020.
2. Gaille M. Pathologies environnementales-Identifier, comprendre, agir. CNRS Editions 2018.
3. Chateauraynaud F, Debaz J, Charriau J, et al. Une pragmatique des alertes et des controverses en appui à l’évaluation publique des risques. Observatoire socio-informatique en santé environnementale 2014. https://www.anses.fr/fr/system/files/GSPR_CRD_2011-08.pdf
4. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Evaluation des risques sanitaires et environnementaux par les agences : trouver le chemin de la confiance. 2019. http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-477-notice.html
5. Dupuy J-P. Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain. éd. du Seuil 2002.
6. Noiville C. Du bon gouvernement des risques. Presses Universitaires de France (PUF) 2015.
7. Cicolella A. A quels risques sanitaires est-on exposé dans notre vie quotidienne ? – Emission De Cause à effets, le magazine de l’environnement – France culture. 2016.
8. Parance B. Santé et environnement – Expertise et régulation des risques. CNRS Editions 2017.
9. Boudia S, Jas N. Gouverner un monde toxique. Editions Quae 2019.
10. Latour B. La société du risque par Bruno Latour. Journal l’Humanité 2000.
11. Demeneix B, Slama R. Endocrine Disruptors: From Scientific Evidence to Human Health Protection. 2019. https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document.html?reference=IPOL_STU(2019)608866
12. Kortenkamp A. Low dose mixture effects of endocrine disrupters and their implications for regulatory thresholds in chemical risk assessment. Curr Opin Pharmacol 2014 ; 19 : 105-111. 10.1016/j.coph.2014.08.006
13. Horel S. Intoxication. La Découverte 2015.
14. Karr G, Boudet C, Ramel M. Définition d’une méthode d’identification et de hiérarchisation de substances préoccupantes – Application au cas particulier de la préparation du troisième Plan National Santé Environnement. Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) 2013. https://www.ineris.fr/sites/ineris.fr/files/contribution/Documents/rapport-phs—aveccouv-1366704410.pdf
15. Karr G, Boudet C, Le-Gall AC, et al. Aide au choix de substances prioritaires en santé environnementale: un processus associant un avis d’expert et une analyse multicritère participative. Environnement, Risques & Santé 2014 ; 13 : 135-143.
16. Habert R, Livera G, Rouiller-Fabre V. Man is not a big rat: concerns with traditional human risk assessment of phthalates based on their anti-androgenic effects observed in the rat foetus. Basic and clinical andrology 2014 ; 24 : 1-13.
17. Slama R. Le mal du dehors – L’influence de l’environnement sur la santé. Éditions Quæ 2017.
18. Coumoul X. Toxicologie. Dunod 2017.
19. Jonas H. Le principe responsabilité. 1979.
20. Larrère C, Larrère R. Le pire n’est pas certain – Essai sur l’aveuglement catastrophique. Premier Parallèle 2020.
21. Demeneix B. Le Cerveau endommagé. Odile Jacob 2016.
22. Grandjean P. Cerveaux en danger. Buchet-Chastel 2016.
23. Landrigan PJ, Landrigan MM. Children and Environmental Toxins: What Everyone Needs to Know. Oxford University Press 2018.
24. Steingraber S. Raising Elijah: Protecting our children in an age of environmental crisis. Da Capo Press 2011.
25. Achard N. La communication Non Violente à l’usage de ceux qui veulent changer le monde. Marabout 2020.
26. Goleman D. L’intelligence émotionnelle. J’ai lu 2003.
Photos par Birdman et Jürgen Telkmann