Comment protéger les enfants des environnements obésogènes, avec Stephan Guyenet (3/5)

L’obésité est une maladie chronique qui connaît une tendance à l’aggravation avec le temps. Développer la prévention, intervenir précocement sur les processus physiopathologiques est donc essentiel. - Plan Obésité

L’exposition de l’enfant et des populations vulnérables aux publicités a un impact sur les préférences et les choix alimentaires, le grignotage, les connaissances et l’état nutritionnel. - Programme national nutrition santé (PNNS)

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Cette série d’articles porte sur le lien entre l’environnement des enfants et leurs comportements alimentaires. Plus particulièrement, elle se base sur les travaux de Stephan Guyenet, spécialiste des neurosciences et de l’obésité. Le premier article de la série a présenté les enjeux liés au surpoids et à l’obésité, en France et aux Etats-Unis. Le deuxième article a présenté les systèmes cérébraux, conscients et non-conscients, qui influencent la comportement alimentaire.

 

Les travaux de Stephan Guyenet s’appuient sur la logique suivante :

  • nos comportements sont produits par notre cerveau ;
  • notre comportement alimentaire (appétit, préférences, rythme des prises, etc.) fait partie de ces comportements ;
  • pour comprendre le phénomène de suralimentation, considéré ici comme un excès de calories ingérées par rapport aux calories utilisées par le corps, il est donc essentiel de s’intéresser au fonctionnement du cerveau.

L’article précédent a décrit le fonctionnement des principaux systèmes cérébraux qui influencent nos comportements alimentaires : le système de la récompense, le système de choix économique, le système de la satiété, le lipostat, les systèmes de sommeil et de rythme circadien (alternance jour/nuit), le système de réponse à la menace. Ces systèmes ont une influence très puissante sur nos comportements, car ils ont été sélectionnés et façonnés par des millions d’années d’évolution. Leur objectif était de maximiser nos capacités à survivre et à procréer.

 

Dans un environnement naturel, les sources de calories sont relativement rares. Souvent, elles demandent aussi des efforts pour être acquises. Par exemple :

  • manger une noix de coco demande de rechercher un cocotier et d’y grimper ;
  • manger la chair d’un animal demande de trouver, d’attraper et de dépecer cet animal au préalable ;
  • manger un tubercule demande de rechercher certaines plantes spécifiques en surface, de creuser la terre, parfois de mettre en œuvre un processus de cuisson…

Or les calories sont nécessaires au fonctionnement de tous nos systèmes corporels. En particulier, certains systèmes clés sont très consommateurs d’énergie : cerveau, fertilité, immunité… Dans un contexte naturel, l’obtention de calories était un aspect critique pour la survie et la capacité de reproduction de nos ancêtres. Comme le dit Herman Pontzer, professeur d’anthropologie à l’université de New York, « la vie est un jeu qui consiste à transformer de l’énergie en des enfants ».

 

Parmi les tribus de chasseurs-cueilleurs actuelles, comme les Hadzas de Tanzanie, les comportements alimentaires peuvent être prédits, en première approximation, par un modèle uniquement basé sur des critères d’efficacité énergétique. Ce modèle est appelé Théorie de recherche optimale de nourriture (en anglais : Optimal foraging theory). Il suppose que les chasseurs-cueilleurs privilégient les aliments présentant une forte densité calorique et demandant peu d’énergie pour être obtenus. Les bons résultats obtenus par ce modèle confortent l’idée que l’obtention de calories est le critère prioritaire pour la survie en milieu naturel : la recherche de « bonnes affaires » caloriques aurait donc fait l’objet d’une forte pression de sélection, au cours de millions d’années d’évolution.

Cette proposition peut paraître contre-intuitive au premier abord : aujourd’hui, les recommandations alimentaires sont souvent centrées sur les apports en micronutriments : vitamines, minéraux, composés phytochimiques, antioxydants… Les micronutriments jouent effectivement un rôle important dans de nombreux mécanismes corporels. Néanmoins, dans un contexte naturel, sur la base d’une consommation d’aliments entiers et peu transformés, les micronutriments ingérés sont abondants : ils devaient donc rarement constituer un facteur limitant pour la survie de nos ancêtres.

 

Des millions d’années d’évolution auraient donc inscrit en nous, au plus profond de nous, le besoin de rechercher des aliments riches en calories, et de les obtenir en dépensant le moins d’énergie possible. Les promoteurs du « manger mieux, bouger plus » pourraient bien être être en compétition avec de très puissants instincts ! 🙂 Ces instincts sont assez bien traduits par le fonctionnement des systèmes de la récompense et de choix économique, présentés à l’article précédent : les comportements qui conduisent à obtenir des aliments denses en calories, avec peu d’efforts, sont mémorisés et renforcés par une plus forte motivation. Ces systèmes étaient des atouts pour nos ancêtres, car ils vivaient dans un environnement où les calories étaient rares et difficilement accessibles.

 

A l’opposé, au sein de l’environnement moderne occidental, des aliments très caloriques peuvent être obtenus sans le moindre effort : des milliers de calories peuvent être livrées à domicile, en quelques clics. De plus, contrairement au contexte naturel, ces aliments sont très présents autour de nous : dans la rue, au supermarché, dans les gares, dans des distributeurs automatiques au travail, dans des publicités sur des panneaux ou à la télévision… ce contexte alimentaire s’est particulièrement développé depuis les années 1970. Quelques dizaines d’années ne sont pas suffisantes pour que ce contexte ait pu causer des modifications significatives au fonctionnement de base du corps humain. Le système de la récompense est sur-stimulé : il nous pousse à trop manger, en inscrivant profondément en nous des compulsions alimentaires, vers ces aliments que le système de choix économique considère comme de « très bonnes affaires ».

En parallèle, face à des aliments à forte récompense, le système de la récompense influence le système de la satiété : pour pouvoir en manger plus, il éteint les mécanismes qui nous font sentir rassasiés. Ainsi, l’idée de modération est totalement étrangère aux chasseurs-cueilleurs. Les Achés et les Hadzas ont été observés en train de manger plusieurs kilos de viande grasse en une prise unique, boire un litre et demi de miel pur « comme on boirait du lait », manger trente oranges en une prise unique, vider chaque os d’une proie de sa moelle, etc. En bref, les chasseurs-cueilleurs mangent tout ce qu’ils peuvent, dès qu’ils le peuvent ; ils semblent ne pas avoir de limites. Mais dans un contexte naturel, ces occasions sont rares et entrecoupées de période pauvres en calories ingérées. Dans le contexte moderne, par contre, ces instincts nous poussent à la surconsommation.

 

Une fois ces mécanismes présentés, le développement de la fabrication industrielle de produits alimentaires peut poser question. Préparer de moins en moins de nourriture par nous-mêmes constitue, au cours des dernières décennies, un des plus gros changements observés dans notre rapport à l’alimentation : on mange de plus en plus à l’extérieur, on achète de plus en plus de plats préparés pour la maison. Et les sociétés qui préparent nos repas ont pour premier objectif de maximiser leurs bénéfices. Pour atteindre cet objectif, elles ont besoin qu’on mange le maximum de nourriture possible et qu’elle leur coûte le moins cher possible. Ceci se traduit par la création de produits industriels à forte récompense (addictifs ?), facilement accessibles et dont la présence autour de nous doit être maximisée, physiquement ou par l’intermédiaire de publicités. Cette démarche est susceptible perturber l’équilibre énergétique du corps, et donc l’atteinte de notre propre objectif de santé.

 

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Selon Stephan Guyenet, la surconsommation de calories est probablement le facteur de risque n°1 pour de nombreuses maladies de civilisation : diabètes, maladies cardio-vasculaires, inflammation chronique, maladies dégénératives… En particulier, cette surconsommation peut augmenter la valeur de consigne du lipostat. En d’autres termes, si nos enfants mangent trop en routine, non seulement ils peuvent grossir, mais leur corps peut se mettre à « défendre » leur état de surpoids, pensant à tort que cette masse graisseuse en excès est le niveau optimal pour une bonne santé. Ceci explique pourquoi il est si difficile de faire maigrir un enfant en surpoids ou obèse : sur le moyen-long terme, l’autodiscipline de l’enfant et les injonctions des parents ne suffisent pas à compenser la régulation du lipostat, puissante et non consciente, qui sera détaillée dans l’article suivant.

 

Parmi les autres systèmes cérébraux influençant le comportement alimentaire, l’environnement moderne peut apporter d’autres perturbations :

  • dormir trop peu perturbe le fonctionnement du cerveau. On observe que cette perturbation conduit à augmenter la prise alimentaire et qu’elle affecte les choix réalisés par le système de choix économique, en favorisant un « biais d’optimisme » : un enfant qui dort trop peu est plus impulsif ; il donne un poids plus important aux bénéfices à court terme, au regard des coûts futurs : mal-être physique, réprimandes parentales, etc.
  • un enfant stressé aura tendance à trop manger car :
    • une augmentation des niveaux de cortisol semble pouvoir élever la valeur de consigne du lipostat ;
    • certains aliments, dits « de confort », spécifiques à chaque enfant mais souvent très denses en calories, atténuent l’activité du système de réponse à la menace, et donc les sensations désagréables associées.

 

En résumé, dans son domaine, Stephan Guyenet décrit ce qu’on appelle une « discordance évolutionniste » :

  • notre corps a été façonné par des millions d’années passées au sein d’environnements naturels ;
  • notre environnement a évolué très rapidement, sans que le temps ou les pressions de sélection ne soient suffisants pour que notre corps puisse complètement s’y adapter ;
  • un mécanisme particulier, qui était utile dans un environnement naturel, devient nuisible dans un environnement moderne.

Certains mécanismes cérébraux non-conscients, si utiles dans un environnement sauvage, poussent à trop manger dans l’environnement occidental moderne : ils contribuent à rendre nos enfants malades. Ces mécanismes sont profondément ancrés en nous, par des systèmes cérébraux aujourd’hui mieux compris. Leur action est puissante car notre survie en dépendait : sur le moyen-long terme, la plupart du temps, elle surpasse la discipline imposée par des parents ou la capacité de raison des enfants. Les combattre par la volonté est une stratégie beaucoup moins efficace que celle qui consiste à en faire des alliés.

L’objectif devient alors de modifier l’environnement de nos enfants pour qu’il envoie les signaux adéquats à leur cerveau, c’est-à-dire des signaux qui orienteront son influence vers l’obtention d’une meilleure santé.

Pour comprendre quelles sont les modifications à mettre en place, le fonctionnement du lipostat doit d’abord être mieux compris. C’est ce que nous approfondirons à l’occasion du prochain article de la série : Comment protéger les enfants des environnements obésogènes, avec Stephan Guyenet (4/5)

 

Cette approche des neurosciences me parait apporter un éclairage différent sur les enfants en surpoids ou obèses. Plutôt que d’être considérés comme des enfants mal élevés (du point de vue de l’alimentation) ou avec une faible volonté, ils pourraient être considérés comme des enfants dont le lipostat est plus facilement perturbable par un environnement favorisant la surconsommation, pour des raisons génétiques par exemple. Et vous, qu’en pensez-vous ? Encore une déclinaison du fameux débat philosophique sur le libre arbitre hein ; partagez votre avis dans les commentaires ! 🙂

Photo par Hey Paul Studios et Gideon

Références :

  1. Guyenet S. The Hungry Brain: Outsmarting the Instincts That Make Us Overeat. Flatiron Books
  2. Guyenet S. Blogs « Whole Health Source » (http://wholehealthsource.blogspot.fr/) et « Stephan Guyenet: The science of body weight and health » (www.stephanguyenet.com)

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2 Responses

  1. Je n’ai plus les références précises en tête, mais j’ai déjà lu à plusieurs reprises des documents évoquant la thèse selon laquelle la flore bactérienne intestinale constituerait un facteur protecteur ou de risque vis-à-vis du surpoids et de l’obésité, selon sa nature.
    Si on rajoute à ça les « prédispositions génétiques à avoir un lipostat déréglé », voilà de quoi réfléchir de façon nouvelle à la façon de traiter (au sens médical) l’obésité…
    Passionnant !

    1. Oui, j’ai ça en tête aussi, avec des expériences incroyables sur des souris, qu’on fait alternativement devenir obèses et redevenir minces en changeant leur flore intestinale.

      Sur son blog, S.Guyenet cite la flore intestinale parmi les facteurs suspectés d’influencer la consigne du lipostat (cf. prochain article), avec un niveau de preuve insuffisant à ce stade néanmoins. Il insiste moins dans son livre. Il mentionne juste que certains chercheurs pensent qu’une flore bactérienne perturbée augmente l’inflammation au niveau du cerveau et perturbe le lispostat.
      « Many researchers have tried to narrow down the mechanisms by which this food causes changes in the hypothalamus and obesity, and they have come up with a number of hypotheses with varying amounts of evidence to support them. Some researchers believe the low fiber content of the diet precipitates inflammation and obesity by its adverse effects on bacterial populations in the gut (the gut microbiota). »
      Une référence, si cela peut t’être utile : the gut microbiota: P. D. Cani, J. Amar, M. A. Iglesias, M. Poggi, C. Knauf, D. Bastelica, et al., “Metabolic Endotoxemia Initiates Obesity and Insulin Resistance,” Diabetes 56, no. 7 (July 2007): 1761–72.

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